Les images sont douloureuses. Des familles entassées sur le bord des routes, des biens personnels éparpillés sous un soleil de plomb ou dans la boue, des femmes, des enfants, des vieillards pris de court par une opération d’évacuation musclée.
Cela se passe à Libreville, en 2025. Et cela heurte. Les scènes de déguerpissement dans les quartiers de la Plaine Orety et de « Derrière l’Assemblée nationale » ont suscité une vague d’émotion légitime, une solidarité spontanée, mais aussi une incompréhension croissante dans l’opinion. Comment en sommes-nous arrivés là ? La compassion, tout d’abord, est de mise. Car aucun projet de modernisation urbaine, aucune ambition de réorganisation spatiale ou de sécurisation foncière ne saurait justifier des méthodes brutales ou expéditives. Déguerpir des familles, même en infraction, est un acte grave, à la fois humainement et politiquement. Il touche à la dignité, au lien social, au rapport entre l’État et les citoyens. Et à ce titre, l’État se doit de le faire avec responsabilité, pédagogie, prévoyance. Ce ne fut manifestement pas le cas ici.
Mais au-delà de l’émotion, il faut aussi faire l’effort de regarder les faits avec lucidité. Ces populations savaient, pour nombre d’entre elles, qu’elles occupaient des zones inconstructibles, inondables, ou relevant de domaines publics. Des avis d’expulsion avaient été émis dans le passé. Des décisions administratives les invitaient à quitter les lieux. Pourquoi ces injonctions n’ont-elles pas été suivies d’effets ? Pourquoi ont-elles été ignorées, repoussées, reléguées ? La réponse est connue de tous : le laxisme des pouvoirs précédents, plus enclins à entretenir des clientèles politiques qu’à imposer l’ordre public.
Pendant des années, le laisser-faire a prévalu. Les régimes antérieurs ont préféré détourner le regard, céder aux pressions communautaires, reculer devant les échéances électorales. L’urbanisme gabonais est ainsi devenu un terrain de non- droit, où chacun construisait où il pouvait, où il voulait, sans permis, sans titre, avec la certitude qu’aucune autorité n’oserait intervenir. La réalité nous rattrape aujourd’hui.
Mais l’échec ne vient pas seulement du passé. Il trouve aussi sa cause dans le manque criant d’anticipation et de coordination des administrations en charge du foncier et des infrastructures. Deux ministères sont ici en première ligne : celui de l’Habitat et celui des Travaux publics. Ce sont eux qui, au nom de l’État, avaient la responsabilité de préparer le terrain, d’informer en amont, de sensibiliser, d’identifier les cas sociaux, de prévoir des solutions d’accompagnement, avant toute opération de déguerpissement. Rien ou presque n’a été fait dans ce sens. L’improvisation a prévalu. Le silence des autorités a duré jusqu’au bruit des bulldozers. L’État, une fois encore, a donné l’image d’une machine froide et mécanique, dépourvue d’âme, insensible à la détresse de ses propres citoyens. Et cela a un coût : c’est l’image du Gouvernement tout entier, et de son chef, qui en sort écornée, alors même que cette opération n’a été ni impulsée ni directement supervisée par la Présidence.
Dans une République responsable, les ministres doivent répondre de leurs actes. La solidarité gouvernementale ne saurait être un paravent pour dissimuler les erreurs individuelles. Lorsqu’une opération aussi sensible est mal gérée, lorsqu’elle provoque un tel choc dans l’opinion, il appartient aux ministres concernés d’assumer pleinement les conséquences. D’abord en reconnaissant les manquements.
Ensuite, le cas échéant, en tirant les conclusions politiques qui s’imposent. Faut-il rappeler que la fonction ministérielle n’est pas une sinécure mais une mission de responsabilité publique ? Lorsqu’on occupe un portefeuille aussi stratégique que celui de l’habitat ou des travaux publics, on ne peut se défausser. On ne peut pas attendre que la colère populaire retombe, en espérant que l’actualité balaiera l’indignation. Gouverner, c’est prévoir. Informer. Accompagner. Expliquer. Et, quand c’est nécessaire, réparer.
Au moment où le président de la Transition engage le pays dans une logique de rupture avec les anciennes pratiques, au moment où les attentes citoyennes sont immenses, il est impératif que la culture de l’impunité ministérielle cesse. Non, il ne s’agit pas ici de faire tomber des têtes pour satisfaire la vindicte populaire. Il s’agit de restaurer un principe simple : la responsabilité politique ne se partage pas, elle s’assume. Aux populations évacuées, l’État doit aujourd’hui plus que des regrets : des solutions concrètes, rapides, humaines. À l’avenir, toute politique d’urbanisme doit s’appuyer sur la concertation, la clarté et la justice sociale. Quant aux ministres en charge de ces dossiers, ils doivent se rappeler qu’un fauteuil ministériel n’est pas un rempart contre la critique, mais un poste d’exposition, où l’on est jugé aux actes, non aux discours. La compassion pour les victimes et l’exigence vis-à-vis des décideurs ne s’opposent pas. Elles se complètent. C’est à cette double exigence que le Gabon doit désormais se tenir.